Quand les KPI nuisent à la performance : Comprendre et éviter la loi de Goodhart
Les KPI sont censés guider la performance, mais mal utilisés, ils deviennent des pièges stratégiques. Découvrez comment éviter leurs effets pervers !
Les KPI boostent-ils réellement la performance ?
Les indicateurs clés de performance (KPI) sont censés être des outils stratégiques pour piloter l’entreprise… mais dans de nombreuses organisations, ils deviennent des pièges.
Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi certains chiffres semblent bons sur le papier, mais ne reflètent pas la réalité du terrain ?
C’est ici qu’intervient la loi de Goodhart : lorsque les KPI deviennent des objectifs rigides plutôt que de simples outils d’analyse, ils faussent les comportements et nuisent à la performance globale.
Dans cet article, nous allons voir comment éviter ces erreurs et utiliser les KPI de manière efficace.
Cet article s'inscrit dans la continuité de notre réflexion sur les équilibres managériaux abordés dans "Manager : un métier d’équilibriste", en approfondissant l'un des pièges majeurs : la dérive des indicateurs.
Résumé rapide
La loi de Goodhart montre que quand un indicateur devient un objectif absolu, il perd sa pertinence.
Les KPI mal utilisés peuvent biaiser les décisions et encourager des comportements opportunistes.
Dans les services, où l’humain joue un rôle central, une gestion rigide des KPI peut être contre-productive.
La manipulation des chiffres et les biais cognitifs rendent certains KPI trompeurs (biais de confirmation, effet framing, gaming des KPI).
Solution : utiliser une approche multi-indicateurs, analyser les chiffres avec contexte et garder une vision stratégique.
Les KPI : outils de pilotage ou pièges stratégiques ?
Les indicateurs clés de performance (KPI) sont omniprésents dans les entreprises modernes. Ils servent à mesurer l'efficacité, orienter les décisions et stimuler l'amélioration continue. Cependant, une utilisation inappropriée peut les transformer en obstacles à la performance globale.
C’est ici qu'intervient la loi de Goodhart, formulée par l'économiste britannique Charles Goodhart en 1975 dans un article indépendant présenté lors d’une conférence de la Reserve Bank of Australia puis repris plus tard en 1984 comme chapitre dans le livre Monetary Theory and Practice: The UK Experience :
"Lorsque l’on transforme un indicateur en objectif, il cesse d’être un bon indicateur."
Autrement dit, lorsqu'un KPI devient une fin en soi plutôt qu'un simple outil de suivi, il peut fausser les comportements, détourner l’attention des véritables enjeux et, paradoxalement, dégrader la performance au lieu de l'améliorer.
L’effet pervers des KPI sur la performance
Dans les entreprises de services, où l’interaction humaine est primordiale, les KPI doivent être utilisés avec précaution. Prenons un exemple concret :
Cas d’un service client :
Imaginons une entreprise qui veut accélérer la gestion des demandes. Elle met en place un KPI sur le temps moyen de résolution des appels.
Les risques si cet indicateur devient un objectif absolu :
- Appels raccourcis artificiellement → Les agents écourtent les discussions au détriment de la résolution réelle.
- Dossiers complexes évités → Certains problèmes sont volontairement laissés de côté pour ne pas allonger le temps moyen.
- Statistiques faussées → Le KPI affiche de bons résultats… mais la satisfaction client baisse.
➡ Résultat : un chiffre optimisé, mais une performance globale dégradée.
Pourquoi les entreprises de services sont les plus touchées ?
Contrairement aux entreprises industrielles, où la standardisation et l’automatisation garantissent une certaine régularité, les services reposent sur des interactions humaines. Chaque client est unique, chaque situation est différente, et vouloir réduire la complexité d’un service à un seul indicateur est souvent une erreur.
Trois facteurs qui rendent les KPI plus complexes dans les services :
1. La variabilité des interactions : chaque client est unique, chaque échange est différent.
2. Les comportements opportunistes : Les employés peuvent être tentés de "jouer" avec les chiffres pour atteindre les objectifs fixés, sans réelle amélioration du service.
3. Le biais de simplification : un seul KPI ne peut pas capturer la complexité des interactions humaines. Les services impliquent souvent des situations complexes nécessitant une approche personnalisée.
Une gestion trop rigide des KPI peut donc avoir l’effet inverse de celui recherché.
Un exemple historique : la prime aux cobras
Pendant la colonisation britannique de l’Inde, une prime était offerte pour chaque cobra tué, afin de réduire leur population. Résultat ? Certains habitants se mirent à élever des cobras pour toucher la prime, aggravant le problème initial !
Moralité : quand un indicateur devient un objectif, il crée des distorsions imprévues.
Les biais cognitifs et la manipulation des chiffres : une réalité préoccupante
Saviez-vous que l’on peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres ?
Il est bien documenté que les chiffres peuvent être manipulés intentionnellement ou biaisés involontairement pour servir certains intérêts. Que ce soit pour satisfaire un supérieur, embellir un rapport ou éviter de mauvaises conclusions, les données ne sont jamais totalement objectives si elles ne sont pas accompagnées d’une analyse critique.
Exemple courant : le choix des KPI
Dans certaines entreprises, lorsqu’un KPI donne des résultats défavorables, il est parfois remplacé par un autre plus flatteur. Mais cela ne reflète pas nécessairement une meilleure performance !
Illustration concrète :
- Un taux de satisfaction de 80 % peut sembler bon… mais si les 20 % restants sont des clients insatisfaits qui partent, cela devient un problème majeur, surtout si ces 20% représentent 95% du CA !
- À l’inverse, un taux de conversion de 50 % peut être excellent si les leads générés sont très qualifiés et engagés.
C’est pourquoi un KPI seul ne suffit pas : il doit toujours être accompagné d’un descriptif et d’une mise en contexte !
Ce que disent les études scientifiques
Les recherches en psychologie et en management montrent que les KPI sont influencés par plusieurs biais cognitifs :
✔ Le biais de confirmation → on tend à privilégier les chiffres qui confortent nos idées préexistantes.
✔ L'effet framing (cadrage) → la manière dont un chiffre est présenté change totalement sa perception (ex. : dire "90 % de réussite" semble plus positif que "10 % d’échec", bien que ce soit la même donnée).
✔ Le "gaming" des KPI → les employés adaptent leurs actions pour optimiser les chiffres sans améliorer la performance réelle (Austin, 1996).
✔ La loi de Campbell (proche de la loi de Goodhart) → plus un indicateur devient un but, plus il est sujet à manipulation (Campbell, 1979).
Pour aller plus loin :
- Austin, R. D. (1996). Measuring and Managing Performance in Organizations. Nexus Publishers.
- Muller, J. Z. (2018). The Tyranny of Metrics. Princeton University Press.
➡ C’est pourquoi un KPI seul ne suffit pas : il doit toujours être accompagné d’un descriptif et d’une mise en contexte.
Quand les KPI détruisent la culture d’entreprise et démotivent les équipes
Les KPI ne sont pas de simples chiffres : ils influencent directement la culture d’une entreprise. Mal utilisés, ils peuvent générer de la méfiance, du stress et un environnement toxique, où la peur de ne pas atteindre les objectifs prend le dessus sur l’intelligence collective.
1. Quand les KPI deviennent contre-productifs
Une pression excessive sur certains KPI peut amener à des comportements nuisibles pour l’organisation.
- Surveillance excessive → Si un KPI devient une justification pour micro-manager, les employés peuvent ressentir un manque de confiance et perdre toute autonomie.
- Fausses priorités → Quand un KPI est mal conçu, les équipes optimisent leurs chiffres plutôt que leur travail réel (même exemple que tout à l'heure : optimiser un taux de réponse client plutôt que d’améliorer réellement la satisfaction).
2. L’impact des KPI sur la motivation et l’engagement
Les recherches en psychologie du travail montrent que les objectifs et indicateurs influencent directement la motivation des équipes. Deux effets psychologiques bien connus sont à l’œuvre :
✔ L’effet Golem → Un objectif trop exigeant peut décourager plutôt que motiver. Si les KPI sont inatteignables, ils créent du stress et de la démotivation.
✔ Le besoin d’autonomie → Les employés veulent comprendre le sens de leurs indicateurs. Un KPI imposé, perçu comme absurde, réduit l’engagement et la proactivité.
KPI et perte de motivation : un cercle vicieux
➡ Un KPI mal calibré crée du stress, ce qui réduit la motivation, ce qui baisse les performances, ce qui dégrade encore plus le KPI…
Un bon KPI ne doit jamais être une source de stress toxique. Il doit être perçu comme un outil d’amélioration et non une contrainte punitive.
L’effet Pygmalion et les KPI bien conçus
Contrairement à l’effet Golem, qui illustre la démotivation due à des objectifs inatteignables, l’effet Pygmalion montre que des attentes positives et bien calibrées peuvent stimuler la performance des équipes.
L’expérience de Rosenthal & Jacobson (1968) démontre que les élèves à qui l’on attribuait (à tort) un fort potentiel ont vu leurs résultats s’améliorer, simplement parce que leurs enseignants avaient des attentes plus élevées à leur égard.
Application aux KPI :
➡ Un KPI bien conçu doit fixer des objectifs ambitieux mais atteignables, pour générer de la motivation sans créer de pression excessive.
✔ Exemple :
- Un objectif de 20 % d’augmentation des ventes pour une équipe qui est en croissance peut stimuler leur engagement.
- Mais un objectif de +200 % sans ressources supplémentaires risque de provoquer un effet Golem (démotivation et stress).
Moralité : Un bon KPI doit inspirer et challenger les équipes, sans les écraser sous la pression.
Les KPI ne doivent pas remplacer le bon sens et la vision stratégique.
Comment utiliser les KPI pour améliorer réellement la performance ?
Pour éviter l'effet pervers de la loi de Goodhart et optimiser vos KPI sans compromettre votre performance, voici trois bonnes pratiques :
1. Ne pas transformer un KPI en objectif absolu
Les indicateurs de performance doivent rester des outils de mesure et non des buts à atteindre à tout prix. Un KPI doit guider l’entreprise vers une amélioration globale et non être manipulé pour donner de “bons résultats” artificiels.
Il est essentiel de comprendre que les KPI sont des indicateurs, pas des objectifs en eux-mêmes. Les transformer en objectifs peut conduire à des comportements contre-productifs, comme l'illustrent les exemples précédents.
2. Adopter une approche qualitative et multi-indicateurs
Un bon KPI est rarement suffisant seul. Il faut croiser plusieurs indicateurs pour éviter les dérives. Par exemple, dans notre cas du service client, on pourrait associer :
- Temps moyen de résolution
- Taux de résolution au premier contact
- Satisfaction client post-interaction
Cela permet d’avoir une vue plus globale de la performance et de limiter les risques de comportements biaisés.
En combinant des indicateurs quantitatifs et qualitatifs, les entreprises peuvent obtenir une image plus fidèle de leur performance et éviter les pièges liés à la focalisation sur un seul KPI.
3. Rappeler régulièrement le "pourquoi" des KPI
Les KPI doivent être un guide, pas une contrainte. Il est essentiel d’expliquer aux équipes leur rôle réel, pour éviter qu’ils ne soient perçus comme une pression ou une finalité. Un bon manager doit s'assurer que les KPI servent la performance, et non l’inverse.
La transparence sur l'objectif des KPI et leur lien avec la mission globale de l'entreprise peut aider les employés à comprendre leur importance et à les utiliser de manière constructive.
Conclusion : KPI et performance : Trouver le bon équilibre
✔ Un bon KPI est un indicateur, pas une finalité.
✔ Ne laissez pas les chiffres masquer la réalité du terrain.
✔ Appliquez une lecture critique et nuancée des données.